
Extrait de Shade Caldwell, Détective de l'Étrange
Shade est un Détective Spirituel, un sorcier au service de la Grande-Albion.
Depuis des années, sa vie est rythmée par la protection des citoyens ordinaires face aux criminels surnaturels, des filatures en tout genre, la traque de meurtriers dotés de pouvoirs mystiques et la résolution d’enquêtes paranormales. Une vie bien remplie.
Trop remplie.
Jusqu’à l’affaire de trop, celle qui ébranle ses certitudes et le confronte à un passé qu’il préférerait oublier.
Accompagné d’une partenaire venue d’un autre plan et d’un collègue gouailleur à la morale flexible, Shade devra se confronter à sa véritable nature. Mais saura-t-il l’accepter ?
Découvrez un extrait du premier chapitre !
La nuit s’étendait à travers le parc de la propriété privée du Plus Honorable Lord Courteney, Marquis d’Exeter.
Des décorations électriques, des boules et des angelots de verre illuminaient la grande allée et la façade, apportant une touche féerique à l’élégante et vieille demeure.
Shade abaissa ses jumelles, et se frotta les yeux. Des lumières aussi vives la nuit irritaient ses cornées et le faisaient pleurer. Allongé dans l’herbe humide, enveloppé d’un manteau noir de serge imperméabilisée, sous les branches basses de haies de buis entourant la propriété, il surveillait le fils du marquis, lord Henri, un homme de trente-cinq ans qui, tous les vendredis soir, faisaient venir des prostituées à sa demeure.
En soi, rien d’extraordinaire. Sauf que toutes ne revenaient pas et celles qui revenaient avaient oublié leur soirée.
Lisa Lee, une prostituée à moitié folle, car possédée par l’esprit d’une nonne, était venue trouver Shade.
Les filles du quartier n’osaient pas prévenir la police royale : la diffamation vis-à-vis d’un membre de la noblesse pouvait coûter 130 livres la première fois, et jusqu’à cinq ans de prison la deuxième. Laisser un meurtrier (présumé) s’en sortir sous prétexte d’appartenance à la noblesse était inacceptable.
Shade reprit sa surveillance. Seule une unique pièce, au deuxième étage, était allumée. Il n’avait vu aucun domestique depuis plus d’une heure qu’il planquait. Il n’avait croisé aucun chien de garde. Une fois, chez un vicomte, il était tombé sur un loup-garou de garde : il n’avait pas franchement été à la fête.
— Curious and curiouser, comme dirait l’autre pervers, murmura-t-il pour lui-même.
Hekátê était absent : un de ses « frères-sœurs » lui avait demandé de l’aide la veille, et ils étaient partis sur leur plan d’origine. Son absence devrait durer une semaine maximum.
Un léger vrombissement à l’entrée du parc annonça l’arrivée d’un fiacre électrique – une aberration esthétique montée sur roues. Un homme bien habillé, que Shade reconnut comme Lord Henri, grand, en bonne condition physique, le cheveu et la moustache noirs, accueillit les cinq jeunes femmes qui descendirent du véhicule.
Elles semblaient impressionnées par l’abondance des éclairages et la taille de la demeure. Sortit également du fiacre un jeune homme blond habillé d’un costume de velours rouge.
Il guida les jeunes femmes à l’intérieur tandis que le lord payait sa course au conducteur. Le lord attendit que les barrières électriques se soient refermées pour rentrer chez lui.
Des lumières au rez-de-chaussée s’allumèrent.
Le grand salon, supposa Shade. Il modifia la portée de ses jumelles en faisant tourner la mollette entre les oculaires.
Dans un vaste salon décoré de porcelaines françaises et de miroirs vénitiens, un véritable festin avait été préparé. Le jeune homme blond mit un disque à tourner sur un magnifique tourne-disque en bois d’ébène et cuivre, et invita une des jeunes femmes à danser.
Lord Henri montrait à ses autres invitées comment manger des huîtres. Nourriture droguée ? La boisson, peut-être… Dans la disposition des miroirs ou la décoration de la pièce, rien n’indiquait la mise en place d’un sort ou d’un rituel. Peut-être dans une des chambres, celle qui était allumée tout à l’heure. Ce n’était pas le moment de traîner.
Shade se faufila, toujours sous la haie, en direction de l’arrière de la maison, qui n’était pas éclairé : tout pour épater la galerie par devant, et rien par-derrière. Puis, moitié rampant, moitié à quatre pattes, traversa l’étendue d’herbes hautes qui poussaient sur l’aire le séparant du bâtiment. Il ne fait pas tondre sa pelouse ? Bizarre.
Il s’accola face au mur, ferma les yeux, huma la pierre, ressentant le bâtiment: trois à quatre cents ans d’âge, la demeure lui évoquait une vieille dame assoupie. Il rouvrit les yeux, longea le mur jusqu’à trouver ce qui avait dû jadis servir de chenil ; on sentait encore l’odeur caractéristique de chiens. Il y jeta un coup d’œil à tout hasard.
Aucun chien, mais une vieille couverture et, relié à une chaine de métal massive, un collier de cuir décoré. Intrigué, Shade se glissa dans le chenil et s’agenouilla pour examiner les motifs du collier. Sa vision nocturne ne lui permettait pas de tout distinguer, mais on aurait dit de l’assyrien, les signes marqués à l’or. Ses doigts le picotaient : un sort.
Il ne s’y connaissait pas assez en assyrien pour le lire sans dictionnaire, mais cela évoquait un sort de contrainte. Pour retenir quoi, un humain ? Un ours, vu l’épaisseur du collier ? Non, ça ne sentait pas l’ours, sous cette odeur de chien. Il n’était dit nulle part que Lord Henri était sorcier.
Shade sortit du chenil. La nuit s’était faite plus profonde et plus pesante. Il regarda autour de lui posément. D’habitude, c’était lui qui se fondait dans la nuit. Là, il y avait quelque chose non loin. L’image d’une araignée le traversa, il leva la tête. Tous les poils de son corps se hérissèrent.
Une énorme, monstrueuse, araignée avec un abdomen d’1,40m et des pattes à l’avenant descendait silencieusement vers lui. Mais le pire était qu’elle possédait un visage de femme, doté de longs cheveux noirs.
Femme-araignée du Japon ? Pensa la partie encyclopédique du cerveau de Shade, tandis qu’il retirait ses gants sans quitter la… femme du regard.
— Hanata… Oïshi, prononça-t-elle d’une voix particulièrement attirante ; gentil… Viens, Okane est gentille…
Elle descendait doucement, doucement vers lui, comme pour ne pas l’effrayer. Il tremblait malgré lui, fasciné. Une part de lui voulait qu’elle le prenne. Une part de lui sombre, sauvage, excitée.
Il expira par le nez. Il était là pour sauver les filles, pas pour faire joujou. Comment la neutraliser sans attirer l’attention ?
