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À la Capitale de l’Empire de Lhorne, les rumeurs allaient bon train dans les quartiers populaires : quels cadeaux l’Empereur ferait-il distribuer pour l’anniversaire de sa montée sur le trône ?

L’année précédente, ça avait été deux rouleaux de soie par foyer ; celle d’avant, des sacs de céréales, parce que l’année avait été rude et que l’Empereur _ puisse son règne être long et prospère_ voulait que les gens aient le ventre plein. Les années d’encore avant, il y avait eu la création de sources à travers le pays, des dons aux cités sous formes d’écoles ou de temples, des volailles ou des animaux de bétail offerts aux foyers…

Kadis s’en fichait, et se moquait bien des discussions entre Ladah, sa mère, et ses tantes pour savoir comment on s’habillerait pour la cérémonie qui aurait lieu sur les places publiques, suivie des festivités, où le vin de palme coulerait en abondance et où l’on se barbouillerait les joues de gâteaux au miel et de confiture de rose. La jeune fille traversa la cuisine familiale en louchant sur lesdits gâteaux. Sa mère l’intercepta :

— Où crois-tu donc aller ? Tu n’es pas habillée correctement ! On part dans moins d’une heure ! Tu seras bientôt une femme, comporte-toi comme telle !

La jeune fille grimaça, encaissa la taloche qui s’ensuivit, et retourna à la chambre qu’elle partageait avec ses frères, deux sales moutards de neuf et sept ans, pour l’heure partis jouer dans le quartier. L’appel des gâteaux les ramènerait à la maison. Ils étaient jeunes, mais on ne leur disait rien, à eux !

Kadis ôta ses simples pantalons de toile et ses chemises et veste ordinaires pour des habits de soie vert et or. Elle passa une surveste sans manche blanche, joliment brodée de lions noirs. Elle brossa ses longs cheveux bouclés et les coiffa en une lourde natte à laquelle elle mêla un ruban vert et or. Mais elle ne toucha pas au coffret de maquillage que des parents lui avaient offert pour ses quatorze ans. Elle saignait depuis sept mois maintenant mais ne se sentait pas vraiment adulte.

Dans cinq mois, elle aurait quinze ans, et Sabihonn, son père, lui avait dit que, si en tant que musicienne elle n’avait pas déniché d’employeur à cette date, il lui trouverait un mari. Et il avait des tas d’amis qui la reluquaient depuis qu’elle avait dix ans. Elle frissonna. Puis se claqua les joues. Allons ! C’était jour de fête aujourd’hui ! Elle avait effectué ses corvées quotidiennes avec à peu près la grâce voulue et elle n’aurait pas à s’occuper des deux monstres.

Elle prit sa lyre, qu’elle accrocha à sa ceinture à l’aide d’une lanière épaisse, et après avoir chipé un gâteau, assura à Ladah qu’elle rejoindrait la famille à temps pour la cérémonie sur la grand-place de leur quartier.

Le dédale de ruelles de maisons de terre sèche la conduisit à une rue plus large, au sol dallé menant à la grande fontaine décorée de mosaïques. Il y avait foule et la plupart des artisans et ouvriers étaient de sortie.

Mâchant son gâteau, Kadis traversait l’attroupement de gens, cherchant une litière indiquant une noble dame ou un grand seigneur auprès desquels s’installer et jouer des airs de sa composition. Mais des quelques litières surélevées sur leurs pieds de bois précieux, elle n’en vit aucune sans musicien. Elle aperçut bien un marchand accompagné de huit esclaves ravissantes mais ne l’aborda pas : le gars était un peu trop libidineux avec elles et parvenait encore à dévisager les femmes libres comme si elles étaient à vendre.

Kadis poursuivit son exploration pendant près d’une demi-heure avant de s’adosser à l’ombre d’un mur entre deux maisons pour se reposer un moment.

Une corneille se posa sur la balustrade d’une terrasse et s’ébroua, avant de tourner sa petite tête noire vers elle. La jeune fille sourit : on disait que les corneilles et les corbeaux étaient les messagers de la déesse ailée de la mort, Balèh, et que croiser leur regard signifiait une mort dans l’année. Mais elle ne croyait pas cette rumeur. Dans certains de ses rêves récurrents, elle voyait un adolescent chanter pour des corneilles et c’était toujours des moments très doux.

« — Tu veux une chanson ? Demanda-t-elle.

La corneille inclina la tête sur le côté.

— Naaaon », croassa-t-elle.

Les cheveux de Kadis se hérissèrent sur sa nuque. Elle détala, se perdit à travers la foule, craignant que le messager de Balèh ne la retrouve. Elle avait encore les larmes aux yeux quand elle repéra sa famille, son père entouré de ses trois épouses et des deux petits garçons. Kadis soupira de soulagement.

« — Et donc, demanda-t-il de sa belle voix de basse ; as-tu trouvé un employeur, première de mes enfants ?

À l’extérieur, il affectait la rythmique et le vocabulaire du langage de Cour_ qui en soi était assez imagé pour qu’une conversation amicale passe à des oreilles extérieures pour une joute de poésie. Kadis s’inclina :

— Pas encore, ô père de ma maisonnée, mais que ton âme se rassure, j’ai… conclu un accord avec un employeur potentiel et je dois me produire ce soir devant lui et sa maisonnée.»

Par les dieux, pourquoi avait-elle sorti ça ? Pour ne pas voir la déception dans son regard. Et puis, si ça pouvait retarder l’ombre d’un mariage indésirable pour quelques jours… Sabihonn parut très satisfait.

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